Repêchage 10
Publié le 25 Juillet 2016
Ma famille est comme la plupart des familles, une famille de théâtre. Les personnages entrent peu à peu en scène. Certains traînent des pieds. Ce sont de jeunes comédiens qui ne connaissent pas bien leur texte et aimeraient qu'on leur laisse un peu plus de temps. D'aucuns ne sont même pas volontaires et malgré le contrat qui les lie, ils ne souhaitent pas jouer la représentation. Ils m'enjoignent poliment mais fermement de les laisser tranquilles.
Ma sœur, mon frère, ma mère, sa sœur. Mon grand-père, ma grand-mère. Les parents de mon grand-père, ses tantes. Je compte sur mes doigts. Je dois encore y ajouter, la mère de ma grand-mère et la deuxième femme de mon grand-père. Je ne suis pas anglaise pour rien. Ce petit côté tragédie me fait sourire. Je suis jeune mais pas inculte. Tout n'est pas déroulé encore. Il y a dans les parois de la scène des portes coulissantes et dans les coulisses des costumes de rechange. La voix off, je m'en charge.
Ce matin j'ai demandé à mon grand-père qu'il m'emmène à l'endroit où ont été déposées les cendres de ma grand-mère. Il accepte. Il n'a pas besoin de l'accord de sa femme. Elle sait combien malgré leur séparation, il est resté attaché à ma grand-mère. Ils se sont écrits presque chaque jour pendant plusieurs années après leur violente séparation. Pas de longues lettres non. Comment ma grand-mère aurait-elle pu ? Non, de simples messages, courts, on pourrait imaginer des bulletins météorologiques.
Quand ma grand-mère est morte, ma tante a pris le soin de les supprimer de l'ordinateur de sa mère. Ça lui a pris pas mal de temps.
Je l'ai à peine connue. Je ne parle pas français. Pourtant, il me reste le souvenir aigu d'une dernière visite qui se termine avec les flics à la maison et ma mère enfermée dehors qui hurle qu'elle ne regagnera le domicile familial que lorsque ma grand-mère aura quitté la maison et repris le chemin du retour. Je ne peux m'empêcher de glousser. Comment a-t-elle pu lui faire un truc pareil ? Une fugue à 45 ans. Une crise en pleine rue. Cracher ainsi sa haine à la figure de sa mère. Elle me fait peur. Même si j'y suis habituée sa folie me dérange.
A la même époque, dans la maison près du pont de pierre, ça déménage aussi. Mon arrière grand-mère et mon grand-père se séparent des tantes trop encombrantes. On essaie d'oublier la guerre. Vingt ans ont passé. L'arrière-grand-père s'élève dans la hiérarchie. L’ascension sociale programmée s'accomplit. On empile sacs et valises. On commande un camion. Il brinquebalera de longues heures direction le sud-est. La nouvelle maison est en pleine ville, dans un encart naturel de pierres dont personne à cette époque ne veut. Emplacement historique où la nature est vierge et foisonnante. C'est un mazet traditionnel. En été, la terrasse se tache de raisins noirs. Pupilles écrasées par les pieds des enfants qui courent quand revient le temps des vacances.
Je me glisse sur le siège passager. On prend la route.