Repêchage 12
Publié le 28 Juillet 2016
Je rêve beaucoup, souvent et les yeux ouverts.
Elles se trouvent toutes les trois sur la plage. Ma mère se tient sur la droite. Je ne vois pas son visage. Je calcule rapidement. Elle doit approcher les quatre ans. Elle est assise de trois-quarts, dans un tee-shirt blanc, le bras tendu vers le bébé dont elle semble caresser la joue. Elle porte un bracelet. Les yeux sont masqués par une paire de lunettes noires. Son front est barré par une frange coupée aux ciseaux comme une frise de papier. Les cheveux drus et courts glissés derrière les oreilles. Un minuscule anneau d'or à chaque lobe. Le pli imprimé dans la joue augure un sourire. Le bébé blotti au creux des cuisses de sa mère est hilare, les poings fermés. Au-dessus de son visage, une masse de cheveux noirs projetés vers l'avant qui rend la mère invisible. Deux êtres séparés et indiscernables. Le nouvel enfant se dresse au centre.
Je chasse l'image. Non, je ne peux pas réaliser parce que j'ai du mal à comprendre. Pourquoi prendre le risque de vivre une fois encore ce qui semble avoir été pour elle une porte ouverte sur l'enfer. Il réfléchit. Je perçois une hésitation. Il faut revenir plus loin en arrière. Il s'interroge sur ce que je sais ou pas. Il résiste. L'explication la plus simple prend le pas. Ce jour-là, il a la certitude qu'ils ont dépassé l'épreuve de la naissance de ma mère et que l'espoir revient. Ma grand-mère veut une famille. Ma tante est le résultat d'une commande, d'une logique arithmétique. Mon grand-père est celui qui dit oui ou non. Tout le monde ne peut pas en dire autant. Les derniers mots, il les prononce en fixant ses chaussures.
Je me demande si je suis moi aussi le résultat d'une commande. Je n'ai pas besoin d'attendre des plombes pour savoir que non. Je suis le troisième enfant. Une colle pour fixer les morceaux de mon écorchée de mère. Je ricane bêtement. Mon grand-père déteste qu'on lui rie au nez sans en connaître la raison. Il s'agite et hausse les sourcils. Toute cette douceur post-mortem me fatigue. J'ai envie de le secouer. Ce n'est pas gentil du tout. Mais je ne suis pas venue pour être gentille. Sous ma placidité, mes désirs se secouent et cognent contre les parois.
J'ai compris la pauvreté et la fille unique, la simplicité et la chance que représente mon grand-père. Je l'imagine comme une enfant gâtée et chérie. Je me trompe. Il existe une sœur disparue qui porte le même nom de famille que ma grand-mère. Quand elle se marie, cette sœur n'est pas encore morte et elle vit quelque part. Ils ne savent pas où. Mon grand-père m'affirme avoir tout fait pour la retrouver. Ma grand-mère est une enfant de la guerre. C'est une enfant adultérine, elle porte le nom d'un homme qu'elle ne connaîtra jamais.
J'ai besoin de temps. Parfois, je relis mes notes et je les corrige. Fautes et tournures répétitives comme l'histoire que je raconte.