Repêchage 13
Publié le 31 Juillet 2016
Je n'ai jamais entendu parler de cette histoire. Ma mère profère des paroles qui tournent en boucle mais elle ne raconte pas. Ses idées sont fixes. Les mêmes mots reviennent de façon lancinante. Personne ne la comprend, on ne l'a jamais aidée, tout le monde lui en veut. Je guette la suite avec fébrilité. Mais de nouveau, mon grand-père se tait. Il fouille sa mémoire, il fait remonter les images. J'apprends à attendre. Je m’entraîne. Le peu que je connais de lui, c'est que c'est un homme compliqué, sans cesse en mouvement et facilement irritable. J'ai vu pourtant en arrivant chez eux que c'est aussi un compagnon aimable et prévenant. Hier, il a posé sa main sur la tête de sa femme, sans aucune raison, par pure tendresse. Cette alternance entre emportement et impassibilité me perturbe. Nous traversons les allées pour rejoindre le parking. Entre les pommes de pins, un merle moqueur s'envole à notre passage. Le jaune de son bec imprègne ma rétine. Je sens un souffle au-dessus de ma tête. Je crois aux signes.
Ces jours-ci, il se fatigue vite. Ses gestes se ralentissent et ses épaules s'affaissent. Nous arrivons à la voiture. Je prends du temps pour réfléchir. Moi aussi, je suis lasse de sonder à vue entre ses silences sibyllins. La voiture s'engage sur le chemin du retour. Tout se fait en silence. Sa conduite se fait plus souple qu'à l'aller. Je fixe la vitre. Je classe ses mots tout en comptant mentalement les lièvres tapis dans les blés de juillet. Je me demande ce qui justifie de poser autant de questions. Il va croire que je m'attache à trouver des responsabilités. Je ne cherche que des causes. Malgré mon âge, je sais déjà que le pire, c'est quand il n'y en a pas. Et ça, je ne le veux pas. Je refuse que l'absurdité prenne le pas. La vie que j'ai réussi à me construire est en suspens. Je me tiens entre deux rives et j'ai le vertige. Je suis un caillou projeté en l'air. Mes pensées se forment comme autant de rebonds anarchiques.
Les kilomètres défilent dans un silence étouffé. J'étire mes jambes et me frotte les mains l'une contre l'autre. Je roule à des centaines de kilomètres de chez moi, assise aux côtés d'un homme muet que ma mère déteste. Une contraction involontaire me scie la gorge Je me sens très seule. Je m'endors.
Le lendemain, il m'invite à venir le rejoindre dans son bureau et après avoir allumé son ordinateur, il affiche un arbre généalogique. Maladroitement, il met en place une situation et me propose un compte-rendu des faits. C'est une histoire de temps de guerre. Elle n'est ni unique ni originale. Il ne sait même pas si c'est vraiment une histoire d'amour.
Je me dois d'imaginer à quoi ressemble un couple dans les années quarante. Ils ont un enfant. Une petite fille d'environ cinq ans. Dans leur cuisine, on trouve peu de choses. Une table carrée, une nappe cirée, quatre chaises. Un buffet vert pâle en formica. J'aime bien le vert, quand il est pâle ou amande. C'est une couleur très douce sur laquelle toute forme de violence s'imprègne de façon sensationnelle. Les bols du petit déjeuner sont en terre émaillée. Quand on boit, il faut éviter les bords ébréchés dans lesquels les saletés se concentrent. Leur seul luxe est une tablette en marbre blanc recouvrant la partie inférieure du meuble. C'est la mode des rayures et des pois. Elle ressemble à toute les jeunes femmes de son époque, la jupe légèrement au-dessous du genou, la taille cintrée, la blouse rentrée dans la ceinture. Pour sortir, elle enfile une veste aux larges épaules, très ceinturée. Le dimanche, elle enserre ses cheveux dans un turban. Elle se déplace sur des semelles compensées. Une vie de tous les jours paisible. Quand la guerre éclate, il est l'un des premiers à subir le service du travail obligatoire. Il y reste trois ans.
Tout ce que mon grand-père sait se résume à cela. A son retour, ce n'est pas une petite fille mais deux qu'il aperçoit en franchissant la grille du jardin.