Publié le 4 Juillet 2013
C’est un couloir légèrement illuminé par une lumière transversale. L’homme se déplace à l’aide d’un déambulateur. L’infirmière le félicite.
- - C’est la première fois qu’on vous voit dans le couloir ! c’est bien, vous êtes courageux.
Elle continue à le complimenter, chaleureuse.
On est à l’heure des soins. Tous s’affairent. Un médecin écoute, d’un air distrait. Deux aides-soignantes opinent de la tête. Les stylos glissés à la lisière des poches lancent des éclats.
L’infirmière relance :
- - C’est un ancien légionnaire, c’est pour ça aussi, vous comprenez ! Il en a vécu de drôles..
Le vieillard s’immobilise. A la vitesse à laquelle il se déplace, c’est à peine perceptible mais je vois la main qui quitte la barre de métal et s’agite. C’est un mouvement étrange parce que d’une très faible amplitude. Mon regard ne peut quitter la main usée qui oscille de bas en haut dans une vivacité proche de la révolte silencieuse. Enfin, l’infirmière prend conscience de l’appel absolu. Elle plie son corps et ajuste son oreille au souffle du vieil homme. Je vois sa bouche qui s’ouvre légèrement mais la voix est si faible que seule l’infirmière perçoit ce qui devient une confidence.
Elle se relève, sourit et rectifie.
- - Ah, non, pas légionnaire ! Policier, c'est policier qu'il était !
La voilà qui rit aux éclats. Je me demande si elle est capable de comprendre ce que cela peut représenter pour lui, cette différence de taille.
L’homme tortue reprend sa route et moi j’entre dans la chambre de la vieille pomme.
La vieille pomme se meurt et rien ni personne ne pourra changer le cours des choses.
Mes yeux et mes oreilles ne veulent pas en croire un traitre mot mais c’est ainsi. Le diagnostic est tombé. On la soigne mais on ne la ressuscitera pas. C’est une fin de vie. On l’accompagne.
Il me faut compter nos heures. Depuis deux ans, elle a fait plusieurs séjours à l’hôpital. Je crois que je connais presque tous les services. Ils ne se valent pas tous. Je m’en suis rendue compte à la façon dont on la traite. C’est pas difficile à voir.
Nous sommes entre le tic et le tac. Bientôt, je ne pourrai plus l’atteindre. Son souffle est court, le cœur grince. Elle rêve les yeux ouverts. Elle grogne. Je n’ai pas besoin de tendre l’oreille.
Ça parle du gros René et du robinet d’eau à fermer. Elle s’énerve, s’agite. Elle crie. Ses mâchoires sont agitées de tics nerveux, mécaniques. Elle rêve la bouche et les yeux ouverts, fixes. Je cherche en silence un chemin qui nous permettrait de nous retrouver. Il y a quelques jours encore, elle ouvrait les yeux et arrivait à exprimer sa volonté. Des idées aussi. Un être humain à part presque entière.
- - Tu te rends compte, ma pauvre petite ? En deuil, et une robe à carreaux rouge et jaune quand même ! y a pas idée !
Dans son nouveau voyage, elle vitupère encore.
- - Non de non ! Mais ce qu’elles sont gourdes !
Je suis allée acheter deux couvertures. Une en mohair, une autre toute douce en polaire. Les deux sont violettes. Iris de la nuit. Je les ai posées sur ses jambes glacées. Les pieds sont abîmés, les orteils contractés et tordus par le temps. Elle sent bon.
De temps en temps, la porte s’ouvre en grand et on vérifie les branchements.
Sa peau, la semaine dernière grise est devenue rosée grâce à l’oxygène qu’on lui a insufflé. J’y passe la main, je m’y promène, je frotte tout ce qui peut encore être frotté. J’essaie d’y imprimer ma propre vie. Chimères entre des murs. Depuis des semaines, je cherchais à échapper à ses mains. Elle voulait me crocheter et moi je voulais fuir ses ongles acérés, mal coupés, noircis par la saleté. Aujourd’hui je les glisse de force entre les miennes et essaie de la réveiller.
On ne l’habille plus, on ne l’alimente plus. Le cœur tape à plus de 100 pulsations minutes. Elle s’est transformée en coureur de fond. Je sens qu’il me sera impossible cette fois de la rattraper.